C a t h e r i n e Delmas L e t t
Les couleurs du silence
Introduction
Je cours, je cours, le souffle court. Soudain, je bascule, je tombe dans un trou noir. En nage, je me réveille. Ce n’était qu’un cauchemar… encore. Mais cette vision ne sort pas de nulle part : un varan, massif comme un dragon de Komodo, me poursuivait à travers la jungle. Et ce cauchemar n’est rien d’autre qu’une réminiscence. Pendant six ans, cette jungle, sauvage et impitoyable, a été mon quotidien.
Les souvenirs affluent, m’assaillent. Peur, solitude, émerveillement… Mais au-delà de tout, cette vie en Malaisie a nourri mon regard de peintre. Chaque instant était une explosion de couleurs et de contrastes : la lumière perçant les feuillages, les ombres inquiétantes des arbres géants, le scintillement des rivières, les ciels imprévisibles. Cette jungle était mon atelier, un monde brut et vivant qui a transformé mon art.
C’était un monde hors du temps, presque figé dans l’époque qu’Henri Fauconnier a si bien décrite dans son livre « Malaisie » . Un pays à la fois magnifique et hostile, où chaque jour se vivait intensément et où chaque paysage me murmurer des secrets que je m’efforçais de capturer sur la toile.
Chapitre 1
Singapour, mars 2025
Au milieu des cartons de déménagement, je jette un dernier regard autour de moi. Aujourd’hui, je quitte Singapour, après quatre années, dont deux passées sous le signe de la pandémie de Covid.
Je me souviens encore de mon départ de la Malaisie, en octobre 2020. J’avais quitté la jungle après quatre mois d’isolement total dans ma maison. Pas de nourriture, aucune possibilité de s’approvisionner. Les militaires avaient bloqué l’entrée du kampung, et le village ne comptait aucun magasin d’alimentation.
Quatre mois. Quatre mois à rationner le peu que nous avions, à lutter contre les singes et les écureuils pour protéger ce que le jardin pouvait offrir. Les fruits des arbres étaient une ressource précieuse, presque sacrée.
À ma grande surprise, des brebis noires, aussi rusées qu’agiles, avaient un goût prononcé pour les mangues. Elles se dressaient sur leurs pattes arrière et, d’un coup de dent précis, arrachaient les fruits encore suspendus aux branches. Rien ne semblait leur échapper. Quant aux coqs, ils picoraient sans relâche, prêts à se jeter sur la moindre pulpe abandonnée.
Chaque matin, au lever du jour, je ramassais les mangues tombées pendant la nuit avant que les animaux ne s’en emparent.
Quand j’y repense aujourd’hui, c’était insensé. Et pourtant, nous avons tenu bon.
Singapour, janvier 2021
Je suffoque dans cette chambre d’hôtel. Les murs semblent se refermer sur moi, me comprimant un peu plus à chaque heure qui passe. Voilà déjà une semaine que François et moi sommes enfermés. Sept jours d’une quarantaine qui en compte quinze. Nous avons fait la moitié du parcours, mais chaque minute qui s’écoule paraît plus longue que la précédente.
Je tourne en rond, les mêmes pensées se heurtant aux limites de cet espace clos. Je commence à comprendre ce que ressentent les animaux qu’on enferme, condamnés à vivre derrière des barreaux, privés de leur liberté. Une impuissance frustrante, un poids invisible qui m’écrase.
Alors, pour survivre à cette oppression, je m’évade dans mon esprit. Je ferme les yeux et je me transporte ailleurs. Je suis de retour en Malaisie, au cœur de la jungle. La chaleur moite, l’odeur de la terre après la pluie, les bruits familiers de la vie sauvage.
Paka Teregganu Malaisie, octobre 2016
Je revois ces petits chats, à peine nés, si frêles, si vulnérables. Leur mère les avait transporté jusqu’à la porte de notre cuisine, là, impuissante face à l’invasion des fourmis, elle avait miauler pour nous demander de l’aide. Des fourmis géantes s’étaient déjà attaqués à leurs corps, rampant sur leurs yeux, leurs museaux. Une vision insoutenable.
Je ne savais pas si je pouvais les sauver. Mes mains tremblaient alors que je les dégageais doucement du nid infesté. Je me souviens encore de leur terrible miaulement, un appel désespéré. Avec des gestes maladroits mais déterminés, je les ai nettoyés, retirant chaque fourmi une à une. Pendant des jours, je les ai nourris, veillant sur eux comme s’ils étaient la seule chose qui comptait.
Un après-midi, j’étais assise sur un petit tabouret en bois, dans la cuisine humide située à l’extérieur de la maison. Je donnais le biberon aux trois chatons. Leur mère, malade et épuisée, n’avait plus la force de les nourrir correctement.
Le ciel au-dessus de moi était d’un gris ardoise, lourd et menaçant. La mousson n’allait pas tarder à s’abattre. Nous étions début octobre, et tout semblait en suspens : l’air, la lumière, même le temps lui-même. Je n’avais pas grand-chose à faire, et mon moral était en parfait accord avec le ciel.
Mon esprit, lui, vagabondait dans les méandres de la solitude qui m’écrasait depuis mon arrivée, un an plus tôt, dans ce petit village du Terengganu. Je n’arrivais pas à m’intégrer. Communiquer avec les locaux était un défi insurmontable. Leur anglais, presque inexistant, me coupait de tout échange. Seule la personne qui s’occupait de la maison que nous louions parlait suffisamment bien, mais nos rencontres étaient rares. Entre nous, un fossé immense, fait de culture, de mode de vie, et d’habitudes que je ne savais comment franchir.
Et ce jour-là, dans cette cuisine d’extérieur, alors que je m’occupais des chatons, le destin c’est invité dans ma vie.
Perdue dans mes pensées, je ne réalisais pas à quel point j’étais vulnérable. Je n’étais pas à l’intérieur de la maison, protégée par ses murs, mais dehors, exposée. C’est étrange, car tout s’est déclenché en une fraction de seconde. Mon corps, comme s’il avait un instinct propre, perçut une onde, un frisson dans l’air. Mon cerveau, lui, identifia instantanément le danger. Et quel danger !
Assise sur mon petit tabouret, un biberon dans une main, un des chatons blottis dans l’autre, tout mon corps se tendit. Une chaleur glaciale courut le long de mon dos. Mes doigts se crispèrent, mais je ne bougeai pas. Je sentais mon cœur battre à mes tempes, chaque pulsation me rappelant que quelque chose était là, tout proche.
Ma tête se tourna alors, lentement, très lentement, comme si un mouvement brusque pouvait aggraver la situation. Mes yeux glissèrent vers le petit escalier en bois, à quelques mètres devant moi. Ce que je vis à cet instant me figea sur place, m’électrisa comme un éclair traversant tout mon être.
Mon corps, plus rapide que mon cerveau, se détendit comme un arc prêt à lâcher sa flèche. En une fraction de seconde, je bondis de mon tabouret. Avec une vitesse que je ne me connaissais pas, je fus propulsée vers la porte de la maison. Mes pieds frappaient le sol humide, mon souffle était court, et mes pensées s’éparpillaient.
D’un geste désespéré, je me jetai à l’intérieur et claquai la lourde porte en bois exotique derrière moi. Mes mains tremblantes tournèrent le verrou à double tour, et à peine avais-je terminé qu’un bruit sourd ébranla la porte. Un choc puissant. La porte résistait, mais pour combien de temps ?
Le cœur battant à tout rompre, je courus vers la cuisine sèche. Là, la petite fenêtre, ma seule ouverture sur ce qui se passait dehors, me tendait une réponse que je n’étais pas certaine de vouloir connaître. Lentement, presque à contrecœur, je posai mon regard à travers la vitre.
Ce que je vis me tétanisa. Mes jambes devinrent de plomb, mon souffle resta suspendu dans ma gorge. De l’autre côté, mon agresseur était là. La scène qui se déroulait sous mes yeux défiait tout ce que j’aurais pu imaginer.
Un énorme varan se tenait là, devant mes yeux, ses écailles sombres luisant sous la lumière diffuse de la mousson. Il s’attaquait aux chatons que j’avais laissés dehors dans ma fuite précipitée. Mon cœur se serra violemment : après les avoir sauvés des fourmis, je les avais abandonnés, livrés à un sort encore pire.
Le monstre préhistorique s’en prenait à eux avec une précision terrifiante. Il avançait lentement, mais chaque mouvement était implacable, méthodique. Les hurlements des chatons transperçaient le silence de l’après-midi, des cris de terreur comme je n’en avais jamais entendu de ma vie. Ces sons étaient insupportables, à la fois suppliants et désespérés, et pourtant, je restais figée.
Puis, soudain, le silence. Un silence glacial, presque irréel. Un silence de mort. Mes mains tremblaient tandis que je regardais à travers la petite fenêtre. Le varan était toujours là, dressant sa grande tête, sa langue bifide fouettant l’air à la recherche d’une nouvelle proie. Ses yeux froids et perçants scrutaient les alentours, et pendant un instant, j’eus l’impression qu’il me voyait, moi, derrière la vitre.
Les images de Jurassic Park défilèrent dans mon esprit, irrépressibles. Ce varan semblait tout droit sorti d’une autre époque, une créature que je n’avais jamais imaginée affronter un jour. La peur m’assaillit de nouveau, brutale et paralysante. Mais cette fois, je bougeai.
Attrapant mon téléphone, je pris une photo du désastre — une preuve, un souvenir que je ne voulais pourtant jamais revoir. Puis, sans réfléchir, je me mis à courir. Mes pieds frappaient les marches en bois de l’escalier tandis que je montais au premier étage. Je verrouillée chaque porte sur mon chemin, dans un geste frénétique, mes doigts tremblant d’urgence.
Arrivée à l’étage dans ma chambre, je m’effondrai sur le sol, à bout de souffle. Mon esprit bouillonnait, et mes mains saisirent mon téléphone pour composer le numéro de Lily, la seule personne capable de m’aider et de me comprendre en anglais.
La sonnerie retentit, interminable, alors que je jetais des regards paniqués par la fenêtre. Je ne pouvais rien voir de ma chambre, mais je devinais l’ombre du varan se déplaçant en contrebas me hanté. Quand Lily répondit enfin, ma voix s’éleva, tremblante et haletante :
« Lily… il y a un varan… il a mangé les chatons… je suis coincée… aide-moi, je t’en supplie ! »
Après des minutes interminables d’attente, chaque seconde s’étirant comme une éternité, des voix s’élèvent à l’extérieur. Je tends l’oreille, figée, le cœur battant à tout rompre. Plusieurs personnes sont là. Lily a prévenu nos voisins, des travailleurs afghans qui vivent et travaillent dans les plantations entourant notre maison.
Ils avancent prudemment, armés de bâtons solides. À travers la vitre, je les observe, mon souffle suspendu. Le varan est toujours là, immobile, impassible. Sa taille imposante et son calme glacial semblent défier les hommes. Il ne montre aucune peur.
Les travailleurs échangent des regards inquiets et des murmures dans une langue que je ne comprends pas. Ils se méfient de cet animal préhistorique, et je peux voir leurs mains serrer nerveusement leurs bâtons. L’un d’eux monte sur un des plans de travail de la cuisine extérieure, ses mouvements calculés et lents. Avec la pointe de son bâton, il tente de pousser le varan. Rien. La créature reste stoïque, comme sculptée dans la pierre.
Un autre travailleur, rejoint le premier, et ensemble, ils mettent toute leur force pour le déplacer de quelques mètres. Le varan finit par céder légèrement, glissant sur la terrasse, mais il ne part pas. Il reste là, comme une ombre sinistre, surveillant les alentours.
C’est alors que j’entends un faible miaulement, presque imperceptible dans le chaos. Mon cœur se serre, l’espoir renaît. Je me précipite vers la fenêtre, et c’est à ce moment que je vois Lily. Elle arrive en courant, ses bras serrés contre elle. Et dans le creux de ses mains, blotti et tremblant, se trouve un des trois chatons. C’était celui dont je m’occupais, celui qui buvait encore au biberon.
Les larmes me montent aux yeux tandis qu’elle s’approche. J’ouvre la porte, tremblante, et Lily me tend doucement le chaton. Nos regards se croisent. Elle n’a pas besoin de parler, et moi non plus. Dans ce silence, quelque chose de profond passe entre nous. Une émotion intense, brute, comme un lien invisible qui se tisse.
En serrant le chaton contre moi, je murmure un « Merci » presque inaudible, la gorge serrée. Lily me sourit, un sourire chaleureux, presque maternel. C’est la première fois que je ressens cela depuis que je la connais : une véritable connexion. C’est à cet instant précis que j’ai su que cette journée marquait le début d’une grande amitié.
C’est à ce moment que ma peinture commença à changer. Jusque-là, mon travail était dominé par des tons monochromes, des teintes minérales évoquant la dureté et le silence de l’existence. Mais la solitude immense que j’avais vécue ici, dans cette jungle qui m’avait d’abord terrifiée puis fascinée, fit naître quelque chose de nouveau en moi.
Cette solitude, qui aurait pu m’écraser, devint au contraire une source intarissable d’inspiration. Elle se transforma en une explosion de couleurs, une palette vive et lumineuse que je n’aurais jamais imaginée auparavant. C’était un besoin vital, presque instinctif : repeindre ma vie, sortir du désert minéral pour embrasser la jungle, son chaos et sa vie foisonnante.
Chaque toile était une catharsis, une libération. Les teintes s’entremêlaient, vibrant d’une énergie nouvelle, parfois sauvage, parfois apaisante. Chaque coup de pinceau semblait me rapprocher un peu plus de moi-même, comme si cette transition dans mon art m’aidait à survivre à l’isolement et à retrouver un équilibre.